Communication au 3ème colloque du Groupe de Recherche en Information et Communication
Montpellier 30 novembre – 1er décembre 2000
"Pratique de situations de communication et N.T.I.C."

 

Evaluation du multimédia éducatif : approche sémiotique des processus cognitifs


Patrick BENAZET
septembre 2000

 

Résumé :

L’usage du multimédia dans la pratique enseignante amène à étudier les mécanismes cognitifs sollicités par cette technique et à concevoir des méthodes d’évaluation des nouveaux modes d'apprentissage spontanément mis en œuvre. Les méthodes d’évaluation du multimédia déjà élaborées se limitent généralement aux aspects ergonomiques et techniques des ressources dites éducatives. Il est nécessaire d’aller plus loin pour concevoir les parcours cognitifs spécifiques du multimédia éducatif. La sémiotique triadique nous permet de modéliser les ressources multimédias. Elle doit nous permettre de déboucher à terme sur une méthodologie rationnelle d’élaboration de produits multimédias éducatifs procurant une alternative scientifique à l'empirisme dominant.

 

Multimedia educational evaluation : semiotic approach of cognitive processes

Abstract :

The use of multimedia in teaching practices brings to study the cognitive mechanisms of this technique and to conceive evaluation methods of the training spontaneously implemented. The evaluation methods of multimedia already elaborated are generally limited to the ergonomic and technical aspects of the resources known as educational. It’s now necessary to go further to design the specifics cognitive courses of the educational multimedia. The triadic semiotics enables us to create models of the multimedia resources. It must allow leading, in term, to a rational methodology of development of multimedia educational products, getting a scientific alternative to a dominating empiricism.


L’évaluation du multimédia éducatif

La communauté scientifique n’a pas attendu la diffusion massive des systèmes d’apprentissage multimédiatisés pour définir des méthodes d’évaluation des différents dispositifs. Dès l’apparition des premiers didacticiels, dans les années 80, les chercheurs étaient interpellés sur la qualité des produits. On a pu s’apercevoir depuis, qu’évaluer les dispositifs éducatifs multimédias implique que soient pris en considération au moins deux aspects : la ressource multimédia intrinsèquement et la stratégie cognitive adoptée pour le déroulement de l’apprentissage. Bien des démarches d’élaboration de méthodes ont été menées et ont donné lieu à divers outils. On note, sans toutefois être exhaustif, les travaux menés par les universités canadiennes de Laval et d’Ottawa, l’université québécoise de Montréal, l’école nationale supérieure polytechnique du Cameroun, l’université de Mons en Belgique, le CHU de Caen, l’Institut de l’Homme et de la Technologie de Nantes etc. Le nombre important de travaux menés indique nettement que l’évaluation du multimédia est une préoccupation constante et répandue.

Globalement les méthodes d’évaluation du multimédia élaborées jusqu’ici prennent la forme d’un questionnaire ou d’une grille qu’il convient de renseigner en parallèle à une mise à l’essai du produit testé. Ces grilles revêtent une forme papier ou parfois ont fait l’objet d’un développement logiciel qui permet de produire des informations statistiques élaborées. On observe dans tous les cas la prise en compte des aspects ergonomiques d’une part et de la qualité didactique d’autre part. L’analyse de ces deux registres est faite selon un nombre de critères variables d’une méthode à l’autre et dans tous les cas de manière empirique. Les références employées sont issues des fondements décrivant les mécanismes d’apprentissage ou encore des principes de design et reprennent des notions propres aux apprentissages en général. On évalue dans tous les cas une démarche d’apprentissage dont le support et le déroulement ont changé par rapport à un apprentissage traditionnel en présence d’un enseignant.

La spécificité des dispositifs de formation multimédias apparaît rarement dans les méthodes d’analyse, dans ces rares cas, le traitement simultané des médias exploités par l’ordinateur devient déterminant et les critères d’évaluation s’en trouvent enrichis. On considère alors le dispositif de formation non plus à l’instar d’un manuel scolaire mais réellement comme un ensemble didactique intégrant la ressource pédagogique et l’encadrement de l’apprenant par le jeu de l’intéractivité. Cette démarche devrait permettre de mieux appréhender la spécificité multimédia dans la démarche d’apprentissage et de fournir ainsi des éléments d’évaluation plus en rapport avec le produit évalué.

Une tentative de cadrage de la problématique de l’évaluation du multimédia éducatif a été faite vi qui fait ressortir trois domaines d’appréciation. En premier lieu la question est de savoir qui est l’évaluateur, est-ce le concepteur de la ressource ou bien un ensemble d’enseignants ou encore l’apprenant lui-même ? En second lieu, il importe de situer à quel moment on évalue : pendant l’apprentissage, immédiatement après l’apprentissage ou quelques temps après l’apprentissage. Enfin une part importante de l’évaluation porte sur la chose évaluée : s’agit-il du logiciel au sens technologique ou encore du dispositif d’apprentissage dans son ensemble incluant la démarche pédagogique et les supports de documentation annexes ? Ce troisième domaine occupe la part la plus importante des méthodes d’évaluation rencontrées dont les éléments d’appréciation varient significativement de l’une à l’autre. Si l’on tentait de constituer une grille d’évaluation qui couvre l’ensemble des domaines traités par chacune des méthodes étudiées, on pourrait distinguer les axes suivants : objectifs et contenus de la formation, qualité de l’interactivité, attrait du produit, stratégie pédagogique, fiabilité informatique. Ces cinq axes comprenant chacun un certain nombre de critères, sont abordés selon des modèles issus essentiellement des approches de Piaget et de Gagné.

Un grand nombre d’outils d’évaluation existent donc et restent malgré tout, l’affaire de spécialistes car peu connus du grand public. De plus, les résultats des analyses étant liés à la nature même et la structuration des outils d’évaluation, on peut noter pour un même produit des appréciations divergentes, ceci étant lié au fait que les critères d’évaluation et la démarche analytique des méthodes n’intègrent pas toujours les mêmes préoccupations. Ces préoccupations restent essentiellement pédagogiques, l’impact cognitif est mesuré que rarement et selon un mode empirique. Il apparaît de ce fait nécessaire de s’intéresser aux aspects cognitifs par une démarche théorisée qui intègre l’analyse des conditions dans lesquelles la signification est produite. Pour cela la sémiotique triadique constitue un réel fondement scientifique.

 

Sémiotique et multimédia

Le multimédia permet le traitement simultané du texte, de l’image et du son dans un contexte interactif. Considéré d’un point de vue perceptif, il constitue un environnement multimodal dans lequel trois registres sensoriels sont mis en œuvre : la vue, l’ouïe et le toucher, ce qui le distingue de l’audiovisuel ; l’interactivité étant rendue possible dans la majorité des cas par l’intervention tactile de l’utilisateur, l’apprenant dans le cas du multimédia éducatif. Ainsi, à la définition donnée de dispositif audio-scripto-visuel , nous pouvons ajouter celle, complémentaire, de dispositif audio-tactilo-visuel, plus précise d’un point de vue sensoriel. Mais la perspective d’une prise en compte des impacts cognitifs des ressources multimédias éducatives ne nous autorise pas à nous limiter aux aspects perceptifs. La sémiotique triadique nous permet d’étudier les phénomènes cognitifs mis en œuvre dans l’usage du multimédia en considérant celui-ci comme un signe général complexe.

Le processus interprétatif ou "semiosis" par lequel un signe produit une signification est décrit par C.S. Peirce . Le signe est une chose qui représente une autre chose, son objet. L’objet du signe est une entité physique ou mentale qui est différente de la signification qu’a le signe pour l’interprète car le signe n’exprime quelque chose à propos de cet objet que dans la mesure où l’interprète connaît déjà l’objet par une expérience antécédente. Cette connaissance opère la médiation entre le signe et son objet, c’est l’interprétant. Le sens est produit par des déterminations successives du signe par son objet et de l’interprétant par le signe, de sorte que l’interprétant soit déterminé par l’objet au travers du signe . La signification produite devient à son tour un signe et le processus de la semiosis devient ainsi illimité. C’est cette relation triadique qui met en scène le signe, l’objet et l’interprétant qui caractérise le signe peircien.

Ces deux notions fondamentales de la sémiotique triadique, que sont le signe et la semiosis, permettent d’aborder les processus cognitifs rencontrés dans l’usage du multimédia. Une démarche d’évaluation sémiotique est donc envisageable sur cette base. Pour ce faire, il faut que le multimédia, pris en tant que signe, puisse être modélisé.

Le processus sémiotique considère le signe selon les trois modes d’être. La priméité est le domaine de la qualité, du sentiment, la secondéité est le domaine du fait actuel et la tiercéité est le domaine de la loi sociale. Ces trois instances rencontrées dans le signe s’inscrivent dans cette trichotomie : le signe est premier, l’objet est second et l’interprétant est troisième. A leur tour chacune de ces instances peut être trichotomisée. Les subdivisions ainsi obtenues mises en relation hiérarchisée selon leur catégorie d’appartenance constituent les dix classes de signes représentées dans le treillis des classes de signes (cf. document annexe 1). Tout signe peut dès lors être construit en utilisant le treillis des classes de signes. Une ressource multimédia n’étant rien d’autre qu’un signe, cette démarche vaut également dans la conception multimédia. L’analyse qualitative du multimédia en vue de son évaluation n’est alors que le processus inverse, à savoir le "démontage" du signe en classes en application du treillis. Cependant analyser le multimédia au même titre que n’importe quel signe reviendrait à ne pas considérer ses spécificités que sont le traitement simultané des différents médias et l’interactivité.

Dans les faits, l’interactivité est obtenue par le traitement simultané de différents médias. L’évaluation sémiotique doit alors prendre en compte les situations d’intéractivité. Ainsi elle couvre les champs cognitif et ergonomique ce qui en fait une méthode complète.

 

Modélisation des situations d’intéractivité

L’évaluation d’une ressource multimédia éducative n’est complète que si elle prend en considération la nature des situations d’interactivité qui conduisent au processus cognitif. L’environnement multimédia dans lequel se trouve l’apprenant au moment où il effectue son apprentissage constitue le contexte ergonomique de la ressource éducative. L’ergonomie est considérée alors comme le procédé facilitateur de la mise en œuvre du produit et non pas par sa qualité esthétique. L’impact cognitif du produit est donc lié à deux éléments : le signe lui-même et l’environnement dans lequel il est interprété. Le multimédia, dispositif trisensoriel est basé sur la trichotomie visuel-sonore-tactile et n’est complet que dans la mesure où les trois modes sensoriels sont mis à l’épreuve. On peut supposer que la technologie offrira la possibilité d’exploiter la reconnaissance vocale de façon banale pour traiter l’interactivité dans un futur proche mais le dispositif restera trisensoriel puisque le vocal se substituera alors au tactile. En cela, notre approche reste indépendante de l’évolution technologique.

Il paraît envisageable de considérer les interactions qui s’opèrent entre les trois instances sensorielles pour construire un modèle sémiotique des situations d’intéractivité. Ceci revient à penser que les relations entre sonore, visuel et tactile sont déterminantes et que des déterminations existent dans la structure relationnelle interne d’une configuration multimédia interactive. Dans cette hypothèse le mécanisme des déterminations successives agirait à l’instar des déterminations à l’intérieur du signe triadique. Une illustration peut être établie de cette hypothèse lorsque le survol d’une zone de l’écran par le pointeur de la souris fait changer une image et qu’un son est produit. On note pour le moins dans ce cas les actions du tactile sur le visuel et du visuel sur le sonore. Les combinaisons d’interaction entre les trois instances visuel, sonore et tactile sont au nombre de six. C’est dire que les situations d’interactivité possibles sont également au nombre de six et que la démarche sémiotique doit permettre de les modéliser. Les travaux de recherche portent à l’heure actuelle sur la structure relationnelle du multimédia mettant en œuvre ces trois instances sensorielles. L’objectif étant de fournir les six modèles théoriques de situations d’interactivité en rapport avec les six modes d’accès au signe dans le cadre d’un apprentissage multimédiatisé.

La démarche d’évaluation consistera cette fois encore comme pour le signe à "démonter" le processus relationnel et à l’analyser.

 

Sémiotique et évaluation du multimédia

Proposer une méthodologie d’évaluation sémiotique du multimédia éducatif amène une différence vis à vis des méthodes existantes dans le sens où les critères d’analyse retenus trouvent une assise scientifique dans la définition théorique du processus cognitif par l’approche de la semiosis et du signe triadique qui ont fait l’objet d’une théorisation incontestée initiée par C.S. Peirce et approfondie par la communauté des sémioticiens depuis près d’un siècle. Généralement, les méthodes existantes s’appuient sur des notions émanant des sciences de l’éducation, dont la validité n’est certes pas mise en cause, mais qui peuvent difficilement être théorisées au point d’en établir des modèles systématisés.

Pour être en mesure d’évaluer le multimédia éducatif, il faut avant toute chose être en mesure d’en proposer une construction rationnelle théoriquement irréprochable. La démarche d’évaluation étant le processus inverse à la modélisation, elle consiste à mesurer l’écart entre le modèle attendu et la situation rencontrée. La mesure de cet écart devient alors mathématique. C’est en cela que l’approche sémiotique trouve sa rigueur à la différence d’une évaluation dont la nature risque toujours de tendre vers un certain degré de subjectivité et où le résultat de l’analyse découle d’une démarche empirique.

La construction d’une méthodologie d’évaluation sémiotique passe par l’intégration des outils d’analyse sémiotique. Le treillis des classes de signe permet déjà la construction du signe sur une base absolue et représente un élément central de la démarche. Il reste à lui associer les modèles d’interactivité évoqués plus haut pour couvrir les domaines cognitif et ergonomique.

 

Notes


J. RHEAUME : " Analyse des didacticiels, approche sémiologique et évaluation des didacticiels ", Acfas, 1985

Projets SAMI - Université de Laval au Canada, SACAO - Université du Québec à Montréal,

EMPI, guide logiciel d'aide à l'évaluation du multimédia pédagogique - UMR CNRS Université de Technologie de Compiègne

Méthode mise au point par le CHU de Caen pour les apprentissages multimédias en médecine qui fait référence au modèle d'apprentissage de Butler

M. FLEURY : " Implications de certains principes de design pour le concepteur de systèmes multimédias interactifs ", Educatechnologiques, 1994.

Ch. DEPOVER : " Problématique et spécificité de l'évaluation des dispositifs de formation multimédias ", Educatechnologiques, 1994

Ph. MARTON : " La conception pédagogique de système d'apprentissage multimédia interactif : fondement, méthodologie et problématique ", Educatechnologiques, 1994.

D. PERAYA : " Un cadre de référence : les dispositifs médiatiques multimédias ", 1998

Charles Sanders PEIRCE, philosophe, astronome, logicien, (1839-1914) fondateur du pragmatique et de la sémiotique triadique

R. et C. MARTY : " 99 réponses sur la sémiotique ", Crdp LR, 1992